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Chapitre 4 : LOmbre dAmandinne

  Nicolas jeta un dernier regard par-dessus son épaule, là où Annabelle avait tiré sur son veston. Son c?ur battait encore fort, troublé par l’expression qu’il avait cru apercevoir sur le visage d’Amandinne. Pourtant, lorsqu’il croisa de nouveau son regard, tout semblait normal. Trop normal. Elle souriait doucement, comme si rien n’avait jamais vacillé.

  — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, la voix tendue.

  Annabelle baissa les yeux, sa petite main crispée sur le tissu de son vêtement. Elle n’osait pas répondre. Une peur sourde l’étranglait. Parler, c’était admettre ce qu’elle avait vu… et si cela réveillait de nouveau ce monstre?

  La calèche les attendait près du centre du village, massive et luxueuse. Son vernis sombre reflétait la lumière grise du jour. à chaque pas, les murmures des villageois semblaient les poursuivre, rampants et collants, mi-inquiètes, mi-jugeants.

  — Elle part avec eux ?

  — Ces hommes… On ne les conna?t pas.

  — La nonne prenait soin d’elle. Pourquoi la laisser partir ?

  Le nom de son père résonnait également. Notaire respecté, mais dont l’ombre pesait lourd, une famille marquée par des morts précoces et des rumeurs que nul silence n’avait pu étouffer.

  Georges ouvrit la porte de la calèche d’un geste large et fébrile. Puis, il demanda avec nervosité.

  — Tu veux récupérer quelque chose chez toi? Nous avons le temps, Annabelle. Si tu le souhaites, je t’achèterai tout ce dont tu as besoin. Nous repartirons à neuf.

  La fillette sentit la morsure de la nostalgie. Les jouets en bois sculptés par son père, l’odeur des vieux livres qu’il aimait feuilleter… Des fragments de bonheur ternis par le poids des derniers jours. Mais sa main se dirigea instinctivement vers le collier qu’elle portait, une petite pierre sombre qu'il lui avait offerte dans un moment de tendresse.

  — Non. Je veux partir.

  Ses mots claquèrent avec une détermination inattendue. Georges haussa légèrement les sourcils, ayant l'air surpris, mais ne dit rien. Nicolas, lui, s’attarda sur son visage, cherchant une trace de ce qu’elle taisait.

  — Bien, fit Georges en voulant rentrer dans la calèche, mais il se cogna la tête. Allons-y, il grogna.

  Les sabots des chevaux frappaient nerveusement le sol, impatients. Le propriétaire de la taverne, aux mains épaisses et calleuses, venait de terminer d’atteler les bêtes. Nicolas lui tendit quelques pièces en guise de commission, puis monta agilement dans la calèche. Il étendit sa main vers Annabelle.

  Elle hésita. Une fraction de seconde. La brise souleva les mèches de ses cheveux, apportant avec elle le parfum terreux du village qu’elle s’apprêtait à quitter. Mais lorsqu’elle vit la main de Nicolas, son visage sincère, elle la saisit fermement et monta. La portière se ferma dans un claquement.

  Georges les attendait, le bois du siège gémissant sous sa carrure. La calèche tangua légèrement lorsque le vieux cocher, au visage buriné et aux yeux droppant, fit claquer son fouet. D’un sursaut, les chevaux s’élancèrent, soulevant la poussière.

  — Ne t’arrête pas avant la nuit, lan?a Nicolas, le regard fixé droit devant.

  Le cocher acquies?a sans un mot. Derrière eux, les derniers murmures du village s’éteignaient dans la brise.

  à l’intérieur, l’espace exigu alourdissait l’atmosphère. Georges et Nicolas échangèrent un regard inquiet.

  — Qu’est-ce qui s’est passé, Annabelle? demanda Georges, sa voix grave emplie d’inquiétude.

  Elle resta muette. Le souvenir du sourire d’Amandinne, déformé par une étrangeté indicible, s’accrochait à elle. Elle serra son collier, comme si la pierre pouvait éloigner l’ombre qui la hantait.

  — Annabelle, insista Nicolas, plus doucement cette fois.

  Mais aucun mot ne vint. Et le roulis de la calèche poursuivit sa cadence effrénée, rythmé par le martèlement des sabots sur la terre battue.

  ???

  La nuit était tombée, épaisse et insondable. Seule la lueur vacillante d’un maigre feu éclairait la clairière où la calèche s’était arrêtée. Les chevaux, encore agités par la course effrénée du jour, secouaient leurs crinières en soufflant bruyamment. Le cocher, après avoir dénoué les harnais, s’était assoupi contre un tronc d’arbre, son chapeau rabattu sur les yeux.

  Annabelle s’était installée près des flammes, ses genoux ramenés contre sa poitrine. La chaleur du feu peinait à dissiper le froid qui s’insinuait jusque dans ses os. Georges et Nicolas, postés de part et d’autre du camp, échangeaient des regards furtifs, leurs muscles tendus par une vigilance sourde.

  Nicolas, qui la voyait frissonner, s'approcha d'elle et lui mit son veston sur ses épaules. Cela la réchauffa immédiatement, elle était toujours vêtue de sa petite robe blanche, puisqu'elle n'avait pas eu le temps de rien récupérer.

  — Essaie de dormir, Annabelle, murmura Nicolas. Nous veillons.

  Elle ne répondit pas. Les ombres dansaient autour d’eux, projetant des silhouettes difformes sur les troncs noirs. Chaque craquement de branche, chaque bruissement dans l’herbe sèche faisait bondir son c?ur. Puis, tout bascula.

  Un frisson de peur parcourut Annabelle. Son regard se fixa au-delà des flammes, dans l’obscurité mouvante. Là, entre les arbres, une forme pale se dessinait. Une silhouette immobile.

  Amandinne.

  Son sourire était là, figé et éclatant. Trop large. Trop parfait. Ses yeux brillaient d’une lueur inquiétante, fixant Annabelle comme s’ils la transper?aient.

  — Amandinne… souffla Annabelle, la voix brisée.

  Nicolas se redressa aussit?t, son regard cherchant la source de l’horreur.

  — Quoi? Où?

  — Là! Juste là! Elle pointa devant elle.

  Georges pivota à son tour. Et cette fois, ils la virent. Le sourire ne vacilla pas. La silhouette semblait flotter entre les ombres, irréelle, comme un mirage empoisonné. Lorsqu’un nuage obscurcit la lune, Amandinne disparut, avalée par la nuit.

  — Par tous les diables… grogna Georges, son souffle rauque.

  Il s’élan?a vers l’endroit où elle se tenait, mais il n’y trouva rien. Pas même une empreinte dans la terre humide. Nicolas resta figé, les poings serrés, comme si l’air lui manquait.

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  — C’était elle, souffla Annabelle, la gorge nouée. Vous l’avez vue.

  — Oui, répondit Nicolas d’une voix sombre. On l’a vue.

  Le silence retomba, lourd d’un oppressant présage, comme si la forêt elle-même retenait son souffle.

  — Nous ne resterons pas ici, déclara Georges. Nous reprenons la route.

  Et tandis que le feu s’éteignait lentement, la peur d’Annabelle persistait. Car quelque part, dans cette obscurité, il y avait cette chose, qui avait pris possession d'Amandinne.

  La calèche s’ébranla de nouveau, mais cette fois, le rythme était lent et laborieux. Les chevaux, épuisés par la course de la journée, avan?aient d’un pas irrégulier. Le grincement des roues sur le chemin de terre, et le souffle rauque des bêtes emplissaient l’air.

  à l’intérieur, un silence lourd s’était installé. Annabelle gardait les yeux baissés, sa petite main crispée sur le collier. Georges, toujours massif, laissait son regard errer à travers la fenêtre, son attention aux aguets. C’est Nicolas qui brisa finalement l'incertitude.

  — Parle.

  Sa voix claqua, sèche et sec. Annabelle sursauta, surprise par cette rudesse inattendue. Elle tenta d’ignorer la br?lure du regard qu’il posait sur elle, mais c’était vain.

  — Qu’as-tu vu aujourd’hui?

  Elle détourna les yeux, les lèvres serrées. Les images de la journée lui revenaient par fragments : Amandinne, ce sourire déchirant la normalité, ses yeux déformant la réalité. Pourtant, en parler revenait à redonner vie à ce cauchemar.

  — Rien, murmura-t-elle.

  — Ne mens pas.

  Le ton de Nicolas s’abaissa, grondant comme un orage lointain. Georges tourna légèrement la tête, laissant son frère mener l’interrogatoire, conscient qu'il n'y avait pas de temps à perdre.

  — On l’a vue, Annabelle. Ce n’était pas une illusion.

  Annabelle sentit sa gorge se nouer. Chaque mot de Nicolas pesait comme une pierre.

  — Avant aujourd’hui… elle n’était pas comme ?a, balbutia-t-elle enfin. Amandinne… elle était gentille, souriante, normal.

  Nicolas se pencha légèrement, son regard la pressant dans dire plus.

  — Continue.

  — J’ai essayé de ne pas y penser. Mais… quand je l’ai regardée de nouveau, son visage avait changé. Juste un instant dans le bureau, ses yeux se sont déformés, comme si quelque chose gigotait à l'intérieur. Son sourire, avant de partir, s’était transformé en celui d’un monstre, avalant la moitié de son visage, ayant des dents pointues…

  Les doigts d’Annabelle se refermèrent davantage sur le pendentif. Le silence qui suivit fut plus gla?ant encore que ses paroles. Georges soupira lentement, tandis que Nicolas restait impassible.

  — Ce n’est pas fini, lacha-t-il enfin, dans un soupir.

  Georges détourna les yeux vers la nuit noire qui défilait lentement derrière la vitre. Le roulement de la calèche se poursuivait, tandis qu’Annabelle sentait l’angoisse resserrer son emprise.

  Dans ce silence écrasant, une certitude s’imposa à tous : Amandinne n’avait pas fini de hanter leurs pas.

  ???

  La pluie se mit à s’abattre en nappes épaisses, transformant la nuit en un voile gris et tremblant. La calèche avan?ait avec peine, ses roues s’enfon?ant dans la boue. Les chevaux, frémissants, tiraient la charge avec des mouvements saccadés. Le martèlement des gouttes noyait presque tous les autres sons.

  à l’intérieur, Annabelle grelottait. Son collier collait à sa peau humide, et la chaleur fugace du feu de camp n’était plus qu’un souvenir. Ses mains s'agrippaent au veston sur ses épaules. Georges et Nicolas, tendus, guettaient l’obscurité à travers de minces ouvertures. Le cocher, silencieux, n’était plus qu’une ombre noire sur son siège. Puis, tout bascula.

  Le cri déchirant d'un des cheval retentit, suivi d’un bruit sourd. La calèche s’arrêta brusquement, projetant Annabelle en avant. Georges l’agrippa instinctivement, la maintenant contre lui. Nicolas, le regard furieux, ouvrit violemment la porte.

  — Qu’est-ce que…

  Mais les mots se moururent dans sa gorge.

  L’un des chevaux avait disparu. La pluie battante n’avait pas encore effacé les traces. Le cuir du harnais pendait, tordu et arraché. Des égratignures profondes balafraient la carrosserie, comme si des griffes gigantesques avaient lacéré le bois. Des tra?nées de sang s’étiraient dans la boue, disparaissant entre les arbres.

  — Nom de…

  Un grondement guttural s’éleva, indistinct mais terrifiant. Nicolas fit un pas en arrière, les poings crispés. Georges tira Annabelle derrière lui, son large dos formant un rempart.

  Puis, elle apparut.

  Amandinne.

  Sa silhouette se détachait dans l’obscurité, immobile. La pluie ruisselait sur sa robe de nonne, mais son visage demeurait figé. Son sourire s’élargit lentement, avec une lenteur inquiétante. Et lorsqu’elle ouvrit la bouche, l’horreur prit forme.

  Une gueule béante, bordée de dents acérées et inégales. Sa machoire se déforma dans une expression cauchemardesque, dévoilant des rangées de crocs luisants. Ses yeux s'enfocèrent graduellement, se creusant, alors que des choses les grignotaient de l'intérieur.

  Des vers noirs et luisants s’agitaient dans les orbites vides de ses yeux, ondulant comme s’ils étaient à la recherche d'une proie.

  Longs et visqueux, ils grouillaient dans les orbites béantes comme une masse grouillante immondes. Leur peau noire, luisante de mucus, semblait palpiter d’une vie malsaine. Chaque segment de leur corps était hérissé de rangées d'épines en forme de crochets, semblables à de minuscules harpons recourbés, s’enfon?ant profondément dans la chair en lambeaux. Ces crochets s’agrippaient avec une ténacité monstrueuse, déchirant les tissus à chaque ondulation, rendant toute tentative d’arrachage inutile.

  à mesure qu’ils rampaient, un liquide épais et verdatre s’écoulait de leurs pores, laissant derrière eux une tra?née poisseuse et malodorante. Leurs extrémités s’agitaient frénétiquement, cherchant aveuglément une nouvelle prise, tandis que de minuscules machoires, garnies d’aiguilles translucides, mordillaient la chair morte avec une avidité insatiable.

  Annabelle étouffa un cri. Georges et Nicolas n’eurent pas le temps de réagir. Un hurlement strident fendit l’air tandis que la chose s'était élancée à une vitesse surprenante. La silhouette du cocher disparut, arrachée de son siège. Son cri se perdit dans la nuit, remplacé par des bruits ignobles — un mélange de chair déchirée, d’os broyés et d’une mastication intense.

  — René ! hurla Nicolas, mais sa voix se perdit dans l’orage.

  Des hurlements humains s’élevèrent, déchirants. Puis, soudain, plus rien. Un silence absolu, ponctué uniquement par le bruit de la pluie et le martèlement du c?ur d’Annabelle.

  — Nous partons. Maintenant.

  Georges referma brutalement la porte de la calèche. Nicolas grimpa à la place du cocher, saisissant les rênes avec des gestes frénétiques. Le cheval survivant, les yeux hagards, s’élan?a. La calèche bondit, projetant des gerbes de boue. Nicolas fouettait les rênes avec fébrilité, mais la bête, épuisée, fr?lait la panique.

  à l’intérieur, Annabelle tremblait, le regard rivé sur la porte mal fermée qui claquait sous les secousses. Georges l’avait attirée contre lui, son bras formant une protection résolue. Son visage était tendu, les traits figés dans une concentration glaciale.

  — Elle est toujours là, grogna-t-il. Son regard hésitant se dirigea vers une bague sombre qu'il portait à l'index de sa main droite. Deux têtes de chiens squelettiques étaient graver dessus, leur yeux semblant luirent d'une lueur bleutée glaciale.

  Nicolas resta silencieux. Chaque muscle de son corps était tendu, les yeux scrutant la forêt bordant le chemin. La lumière fuyante des lanternes dansait sur les troncs ruisselants. Pourtant, il n’y avait rien : ni silhouette, ni éclat de ce sourire carnassier.

  Pourtant, la forêt semblait vivante.

  Des ombres à peine perceptibles glissaient entre les arbres. Parfois, une forme trop grande gigotante paraissait suivre la calèche, n’offrant que des éclats fugaces dans la périphérie de la vision.

  à l’arrière, Annabelle sentit un courant froid couler son dos. Elle voulut parler, mais les mots restèrent prisonniers dans sa gorge. Puis, ce fut le son.

  Un raclement léger, comme des ongles griffant le bois. Georges tourna vivement la tête, son regard noir braqué vers la paroi de la calèche. Le bruit s’accentua, une caresse perverse, insistante, comme si quelque chose — ou quelqu’un — voulait pénétrer dans leur refuge.

  Soudain, la porte vola violemment vers l'extérieur, arrachée de ses pentures.

  La tempête s’engouffra dans l’habitacle, soulevant les pans de la robe d’Annabelle. Mais ce n’était pas le vent. Une main blafarde et tordue, aux ongles semblables à des griffes, s’agrippa au bord du toit de la calèche. Des veines aux couleurs d'encre parcourant la peau tranluside.

  Juste au-dessus, la tête d’Amandinne surgit.

  La gueule, étirée jusqu’aux limites de l’humain et au-delà. Des dizaines de dents, innombrables et irrégulières, luisaient sous la pluie. Mais c’étaient ses yeux qui étaient les plus terrifiants avec tous ce vers charchant à dévorer, à parasiter.

  — Derrière-moi ! ordonna Georges d’une voix ferme.

  Il se projeta entre Annabelle et la créature. Mais avant qu’il ne puisse agir, Amandinne disparut dans un éclat de tonnerre. La calèche tangua violemment.

  Nicolas, témoins de scène, mais impuissant, criait des ordres au cheval. La bête, affolée, ne répondait plus qu’à la peur. La forêt semblait se refermer sur eux, les troncs se resserrant tel un rempart naturel.

  Puis, un hénissement éclata. Un cri animal, écorché et plaintif. Le cheval, dont l’appel se propageait depuis les abords de la forêt, se mua de nouveau en un son atroce, composé de gargouillements et de déchirures. Annabelle plaqua ses mains sur ses oreilles, mais rien ne pouvait la protéger de cette agonie. La chose semblait vouloir jouer avec ses proies, les poussés à l'hystérie par des sons et des illusions.

  Et alors que les cris de l'animal s’éteignaient, un bruit plus profond et odieux s’éleva : celui de quelque chose qui broyait, déchirait, avalait.

  — NICOLAS ! cria Georges.

  — QUOI ?

  — Ce sont de maudits vers Nécrothides Oculytes. Je vais invoquer les molosses, ou on va rien pouvoir faire contre ces bestioles dégueulasses.

  — Ce n’est guère l’idéal, mais nous n’avons pas le choix. Fais-le !

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